Le continent comme territoire politique ?
Texte paru initialement dans le Dictionnaire de la régionalisation du monde, sous la direction de Nora Mareï et de Yan Richard, Paris, Atlande, 2018, pp. 41-42.
Le terme sonne comme une évidence et trouve sa place aisément entre régionalisme, nationalisme et mondialisme. Pourtant, il n’est quasiment pas usité, voire absent des études des relations internationales. Ce concept, vieux d’un siècle, a surtout été en usage durant l’entre-deux-guerres. Le premier, en tout cas l’un des premiers à l’employer, est Rudolf Kobatsch, professeur d’économie à Vienne, qui le définit avant tout comme une politique protectionniste, expression d’une communauté d’intérêts économiques dans un contexte de conflit entre continents. Dans les années d’avant-guerre, le continentalisme européen se justifierait par la montée en puissance des États-Unis et le développement du panaméricanisme, dans la logique de la doctrine émise en 1823 par le président des États-Unis James Monroe. À considérer l’Amérique comme une masse continentale insulaire, selon Halford J. MacKinder, il serait tenant d’y voir une sorte de prédestination naturelle. Sauf que l’échec du panaméricanisme montre bien qu’il faut se méfier de ces évidences. Les continents ne constituent aucune frontière naturelle à des organisations internationales ou fédérales.
L’autre grand théoricien du continentalisme fut le juriste chilien Alejandro Alvarez, qui lui aussi appuyait sa réflexion sur le panaméricanisme. En 1909, il publia une synthèse sur Le Droit international américain, mais ce sont surtout les débats autour de la création de la Société des Nations qui lui donnèrent l’occasion de développer sa pensée. Dès 1917, après l’entrée en guerre des États-Unis, il s’opposa à l’idée d’une nouvelle organisation internationale où prédomineraient quelques grandes puissances, et plaida pour la création en Europe et en Amérique d’« unions continentales » où les nations discuteraient de leurs intérêts communs. En 1927, il écrivit un article sur « Les groupements continentaux et la réforme de la Société des Nations », puis, en 1929, un rapport présenté à l’Union Juridique Internationale sur « La réforme du pacte de la Société des nations sur des bases continentales et régionales ».
Le continentalisme a d’abord été pensé en Amérique puis adapté à l’Europe. Qu’en est-il ailleurs ? Le panasiatisme et le panafricanisme, qui se sont développés à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, seraient aussi à considérer comme des continentalismes. Cependant, le premier s’est heurté à l’étendue de l’Asie et à l’absence d’une entente forte. Le Japon, modèle de la modernité non-européenne au début du XXe siècle, était le foyer de ce panasiatisme. Les conquêtes des décennies suivantes ont révélé qu’il cachait peut-être, avant tout, une politique hégémonique sur une partie de ce continent – de la même manière que le panaméricanisme a pu être instrumentalisé par les États-Unis. Quant au panafricanisme, il a pu être défini parfois comme un continentalisme, mais quel continent : l’Afrique en totalité ou l’Afrique sub-saharienne ? ; parfois comme une sorte de nationalisme, ouvert à la diaspora issue de la traite négrière.
En 1941, dans un article paru dans Foreign Affairs et intitulé « The Myth of the Continents », Eugene Staley posait la question du risque du « continentalisme ». La constitution, dans l’avenir proche, de grandes régions intégrées, économiquement et politiques, lui paraissait indiscutable. C’était l’évolution historique. Les petits États allaient se rassembler. Or il constatait que l’imaginaire « continental » avait acquis une valeur émotionnelle et symbolique très forte pouvant structurer ces organisations politiques. Pourtant, s’interrogeait-il, cette logique continentale se justifiait-elle par rapport à d’autres logiques, intercontinentales, transocéaniques ? Il redoutait l’érection de nouvelles frontières, de nouvelles barrières, et défendait une vision plus fonctionnaliste : « Le principe fondamental pour constituer des groupements après-guerre ne devrait-il pas être ‘Des aires différentes pour des fonctions différentes’ ? N’y a-t-il aucune raison pour qu’il n’y ait pas une pluralité de groupes se chevauchant ? [a pluralistic overlapping of groups] ? »
En ce début du XXIe siècle, le repli de l’Union Européenne en une forteresse de plus en plus fermée montre bien les limites de cette idéologie qui érige le continent, c’est-à-dire un espace très abstrait et peu naturel, en un territoire.
Bibliographie
Rudolf Kobatsch, 1913, La politique économique internationale, adapté et mis à jour par G. Pilati, avec la collaboration de A. Bellaco, Paris, M. Giard & É. Brière, édition originale en allemand (1907).
Eugene Staley, 1944, « The Myth of the Continents », in : Hans S. Weigert et Vilhjálmar Stefanson (éd.), Compass the World. A Symposium on Political Geography, New York, the MacMillan Company, pp. 89-108.
Jean-Michel Guieu, 2015, « « Société universelle des nations » et « sociétés continentales » », Siècles, N° 41.